Violence urbaine
et colonialisme interne :
les frontières invisibles de la ville dans “Bahia de tous les saints” de Jorge Amado
Humberto Luiz Lima de Oliveira*
es images de violence urbaine,
ravivées par les derniers événements de la favela de la
Rocinha à Rio de Janeiro, suscitant
des déclarations explosives de la
part des autorités et des fervents
défenseurs du rétablissement de
“l’ordre à tout prix’’, avec des scènes de corps assassinés et d’échanges de tirs entre policiers et bandits
mais aussi au sein de ces deux
groupes puisqu’il s’agit d’une dispute pour le pouvoir, ont réveillé
des souvenirs de lectures faites il y
a très longtemps et qui étaient tapis
au fond de l’âme.
L’une d’elles est le roman Bahia
de tous les saints, écrit en 1935, par
le bahianais Jorge Amado. L’autre
est un texte ontologique de critique
sociale, Les damnés de la terre, écrit
par l’antillais Frantz Fanon. Pour
tisser mon texte, d’autres lectures
seront mobilisées, je m’approprierai
d’autres discours, mais les deux
ouvrages cités précédemment
seront les sources auxquelles je
m’abreuverai pour tenter d’établir
un parallèle entre la violence
urbaine et le colonialisme interne,
binôme hautement dangereux et
récurrent dans les sociétés périphériques d’héritage colonial et qu’une
littérature de tradition réaliste a
toujours dénoncé.
Ecrit par le jeune militant du
Parti Communiste brésilien, à 23
ans, le roman Bahia de tous les
saints, a le mérite d’être le premier
récit littéraire à faire d’un personnage noir, un héros positif, dans un
Brésil récemment sorti de l’esclavage et où avaient encore cours les
nébuleuses théories des races, originaires d’Europe et qui jetaient des
doutes sur la capacité du pays à
constituer une “véritable” civilisation face au métissage des races et
à la présence active de l’héritage
africain1.
L
n° 22 - décembre 2004
LATITUDES
Le récit Bahia de tous les Saints
(1935) commence par une scène de
lutte de boxe entre le noir Baldo et
l’Allemand Ergin sous le regard
d’autres noirs, de blancs et de mulâtres, supporters d’Antonio Balduíno
“dont l’adversaire avait déjà par
deux fois mordu la poussière”(p. 9).
La victoire du héros noir et le fait
qu’il soit porté en triomphe, sur
leurs épaules, par la plupart des
hommes présents, confèrent à l’acte
du personnage une saveur de
victoire et de pouvoir sur la ville,
victoire ou vengeance que le narrateur semble, en quelque sorte, indiquer au lecteur dans le chapitre
suivant intitulé Première enfance,
qui a comme protagoniste Antonio
Balduíno lui-même alors qu’il était
encore enfant, un orphelin élevé
par sa tante Luíza, vendeuse ambulante de mingaus2.
Antonio Balduíno s’attardait
en haut du morne à regarder
cette file de lumières, au pied,
qui était la ville. Des sons de
guitare traînaient sur le morne,
dès la lune levée. Des voix chantaient des airs dolents. [...] Ses
huit ans tout juste ne l’empêchaient pas d’être déjà le chef
des bandes de gamins qui vagabondaient sur le morne de
Châtre-Nègre et les mornes
d’alentour. Mais le soir, aucun
jeu ne pouvait l’arracher à la
contemplation des lumières qui
s’allumaient dans la ville si
proche et si lointaine. Il s’asseyait toujours sur ce même talus
à l’heure du crépuscule, et il
attendait avec une anxiété
d’amant l’apparition des lumières. Il y avait une volupté dans
cette attente ; on aurait dit un
mâle attendant la femelle. Il
restait là, les yeux rivés en direction de la ville, aux aguets. Son
coeur se mettait à battre plus fort
tandis que l’obscurité envahissait la masse des maisons, recouvrait les rues, la pente du morne,
et faisait monter de la ville une
rumeur étrange de gens qui
rentrent au logis, d’hommes qui
commentent les affaires du jour
et les crimes de la nuit précédente. (p. 15-16)
Par générosité mais aussi par
une stratégie délibérée de mettre
en évidence et de valoriser la
culture populaire d’origine afrobrésilienne, l’écrivain trouve dans
la topographie de la ville, avec ses
montées et ses descentes, ce qui
seraient des formes de transgression des valeurs de cette ville : situé
à la périphérie, sur le morro, l’enfant observe la ville de haut, la
dominant, lui jetant un regard d’envie. Dans un jeu littéraire dont il se
révèle être un maître éminent,
Amado semble jouer avec les antinomies, tout en soulignant dans le
récit, à l’aide de couleurs intenses
attendus d’un militant, la dure et
cruelle réalité à laquelle étaient
condamnés tous les habitants du
37
Jorge Amado
morro, notamment avec l’exploitation du travail infantile :
La plupart des enfants travaillaient eux aussi. Ils étaient
cireurs, garçons de courses,
crieurs de journaux. Certains
allaient dans de belles maisons
où ils étaient élevés par des
familles riches. Le reste se répandait sur les pentes du morne en
jeux, en courses et en batailles.
Ceux-là, s’étaient les plus jeunes.
Ils savaient de bonne heure quel
serait leur destin : grandir, pour
aller au port où ils courberaient
le dos sous le poids des sacs de
cacao, ou bien pour gagner leur
vie dans les usines énormes. Et
ils ne se révoltaient pas, parce
que depuis longtemps c’était
comme ça. Les enfants des belles
rues plantées d’arbres seraient
médecins, avocats, ingénieurs,
commerçants, riches, et eux, ils
seraient les esclaves de ces
hommes. C’est pour cela qu’il
existait un morne avec ses habitants. Voilà ce que le petit nègre
Antonio Balduino apprit de
bonne heure par l’exemple de ses
aînés. [...] C’était là leur seule
tradition. [...] (p. 33-34)
La révolte d’Antonio Balduíno le
conduit à fuir, à l’âge de quinze ans,
de la maison bourgeoise où il avait
été placé comme “serviteur” d’un
riche portugais pour devenir
“l’Empereur de la ville” c’est-à-dire
le chef d’une bande d’autres
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mineurs ; oscillant entre la mendicité et la marginalité, la soumission
et la violence comme forme de
résistance, il transitera librement à
travers la ville jusqu’alors interdite à
ceux qui habitent le morro. En
sortant de la zone de confinement,
Balduíno traverse le pont invisible
qui le mène à la ville du colonisateur, avec sa richesse et sa grandeur
prohibée :
Et maintenant Antonio Balduino
était libre dans la religieuse cité
de la Baie de tous les saints et
du Père de saint Jubiabá. Il
vivait la grande aventure de la
liberté reconquise. Il habitait la
ville entière. Elle était à lui. Cité
religieuse, cité coloniale, cité
nègre de Bahia. Eglises somptueuses, charmantes d’or,
maisons bourgeoises décorées
d’anciennes faïences bleues,
taudis, nids à misère, rues
montantes pavées de pierres,
monuments historiques, vieux
forts, bassins du port, tout cela
appartient au nègre Antonio
Balduino. Seul, il possède la ville,
parce que seul il la connaît toute,
il sait tous ses secrets, il a flâné
dans toutes ses rues, il s’est mêlé
à tous les attroupements, à tous
les accidents de voitures. Il
contrôle la ville, sa ville. [...] Il
mange la nourriture des restaurants les plus élégants, il circule
dans les voitures les plus luxueuses, il habite les gratte-ciel les
plus modernes. Il change de
domicile à son gré. Et comme il
est le maître de la ville il ne paie
ni repas, ni voiture, ni appartement. Lâché dans la vieille cité,
il l’a aussitôt dominée. A coup
sûr les passants n’en savent rien.
Peut-être, Antonio Balduino n’en
sait-il rien lui-même. (p. 65-66)
Rompant les limites spatiales, le
personnage transgresse et s’approprie ainsi un espace jusqu’alors
interdit. Et, dans la description de
la ville, le narrateur semble suppléer
le texte de Frantz Fanon, lorsque ce
dernier décrit les caractéristiques de
la ville coloniale et le fossé séparant les colons des autochtones.
Dans ce récit, le narrateur met en
évidence le colonialisme interne et
nous montre que le morne même
s’il est placé en haut, représente la
zone sombre de la misère (noire=
pauvreté=saleté) et dans ce cas il
doit être toujours séparé, éloigné
de la ville (blanche= riche=propre)
par des frontières invisibles qui ne
peuvent être franchies que par la
violence ou par la soumission la
plus complète.
La lecture de Bahia de tous les
saints nous apparaît très instructive,
dans la mesure où ce romain constitue un instrument utile pour
comprendre la violence urbaine qui
dévaste les grandes villes, non
seulement brésiliennes - avec leurs
morros et favelas, le fossé énorme
séparant pauvres et riches - mais
toutes les villes dudit monde en
développement, des sociétés néocolonialistes qui ne parviennent pas
à éliminer - et bien souvent tendent
à créer - les frontières invisibles,
constituées par les murs symboliques des préjugés raciaux et ethniques, qui enferment les habitants
dans de véritables ghettos, par un
processus voilé d’asepsie, sous le
manteau protecteur des démocraties représentatives. Ou, de façon
préméditée et violente, en construisant des murs de ciment et de
briques séparant les peuples et les
cultures.
Presque soixante-dix ans après
la publication de Bahia de tous les
saints, on peut encore trouver,
dupliquées, congelées dans le
temps, les scènes de misère sociale,
d’abandon d’enfants et de malades.
La lourde absence de l’État, qui
devrait être le gardien et le protecteur, condamne des millions de
jeunes et d’adultes à perdre tout
espoir dans l’avènement d’une
société d’intégration. Et cette même
absence est propice à l’apparition
de (nouveaux) bandits, bien peu
préoccupés avec la vie collective,
avides d’argent facile, corrompant
les consciences et pervertissant les
cœurs, disséminant armes et
drogues afin de créer sur la terre
vide d’espoir, l’empire du crime, qui
ne pourra jamais être combattu par
le seul usage de la violence, même
légale. Il faut enchanter de nouveau
la vie, créer des ponts qui éliminent
les fossés séparant les villes dans la
même ville, il faut remplir les cœurs
LATITUDES
n° 22 - décembre 2004
RÉFÉRENCES
BIBLIOGRAPHIQUES
• Amado, Jorge. Bahia de tous les
saints. Traduit par Michel
Berveiller et Pierre Hourcade.
Paris : Gallimard, 1938.
• Eagleto, Terry. Théorie et critique littéraires. Paris : PUF, 1994.
• Fanon, Frantz. Os condenados
da terra. Rio de Janeiro:
Civilização, 1979.
• Forrester, Viviane. O horror
econômico. Tradução por Álvaro
Lorencini. São Paulo : UNESP,
1997.
• Morin, Edgar. A cabeça bem feita.
Pensar a reforma e reformar o
pensamento. Tradução por Eloá
Jacobina. Rio de Janeiro :
Bertrand Brasil, 2001.
• Silva, Armando. Imaginários
urbanos.
São
Paulo
:
Perspectivas. 2001.
avec l’espoir d’un monde meilleur
qui puisse être partagé par tous les
hôtes de la Terre, à une échelle
locale qui s’étend ainsi à toute la
planète, comme Antonio Balduíno,
dans le roman bahianais. Il faudrait,
peut-être, que les élites politicoéconomiques lisent Bahia de tous
les saints, de Jorge Amado et Les
damnés de la Terre de Franz Fanon,
mais cela est presque impossible,
puisque je crois qu’ils ne connaissent même pas les Evangiles du
Christ, analphabètes qu’ils sont de
la vie sociale * Humberto Luiz Lima de Oliveira est
professeur de littérature à l’Université
d’État de Feira de Santana (Bahia),
auteur de nombreuses études sur les
écrivains francophones canadiens et
antillais, a publié plusieurs livres de
contes.
1
2
Cf. Les études du Brésilien Raimundo
NINA RODRIGUES basées sur les
théories raciologiques du Comte
Arthur de Gobineau.
On appelle mingau la boullie faite
avec du lait, du sucre, du riz ou bien
de la farine de manioc ou de maïs,
saupoudré de canelle et de girofle.
n° 22 - décembre 2004
LATITUDES
Fonteiras : Abordagens e
Perspectivas
António Branquinho Pequeno*
s fronteiras, a delimitar territórios e coutadas, são
defensivas por definição e,
para as ultrapassar, sérias precauções devem por vezes ser tomadas.
Passar uma fronteira é entrar para
um território não doméstico, o do
Outro, que tanto pode ser amigo,
“neutro” como inimigo. Tudo
depende dos contextos e das circunstâncias. Pode mesmo haver
risco de vida. Sabem-no bem os que
no passado, em que me incluo, ao
tempo da ditadura, ousaram “passar
a salto”, por razões políticas ou económicas, por vezes difíceis confundidas. As facturas pagas por essas
legítimas ousadias saldaram-se sempre, em menor ou maior escala, por
elevadas facturas. As fronteiras delimitam ainda, em casos extremos, o
território do gueto, dos campos de
refugiados e de concentração e
levam, não raramente, à asfixia e ao
genocídio. Muitas são pois as cargas
negativas que lhes estão associadas,
dado o estatuto repressivo e redutor
que é o seu. Que pensar das fronteiras apertadas noutras áreas, como
seja a Educação, a Formação, a
Investigação científica? O conhecimento não tem fronteiras e desejável seria uma transdisciplinaridade,
isto é, saberes atravessados por
outros saberes, a enriquecerem-se
mutuamente, em vez de cantonados
isoladamente no multidisplinar.
O que proponho pôr no entanto
aqui em destaque não são essas
negatividades, mas antes o lado
positivo de certas fronteira correndo embora o risco de fazer
de advogado do diabo - nomeadamente quando elas afirmam identidades e autonomias, a barrar o
caminho à promiscuidade. O procurador italiano Bocassini pediu no
passado dia 12 de Novembro em
Milão 8 anos de prisão contra Sílvio
Berlusconi, o Presidente do
Conselho italiano, dada a “inacreditável gravidade do delito” em causa,
A
a envolver corrupção de magistrados postos ao serviço do seu Grupo,
através da “Finivest”. O julgamento
está previsto para princípios de
Dezembro de 2004. Resta saber se
o Cavaliere vai continuar, como até
aqui, a beneficiar de uma lei, apressadamente votada pela sua maioria
em 2003, que deu imunidade,
durante os seus mandatos, às cinco
mais elevadas personalidades do
Estado. Um texto aliás já chumbado
pelo Tribunal Constitucional italiano.
A investigação deste caso confirmou, com efeito, que as fronteiras
entre os tribunais romanos e os interesses empresariais da “Finivest”
nem sempre foram respeitadas. Não
houve separação das águas e pagamentos chegaram a transitar das
contas da “Finivest” para a conta de
Renato Squillante, o super-juiz do
caso. Factos que remontam aos
princípios dos anos 90. Negócios
sem fronteira.
Portugal também tem sido palco,
ultimamente, de muito negócio sem
fronteiras, o que levou à convocação pelo Presidente da República
de eleições antecipadas e da dissolução do Parlamento, uma decisão
cujos contornos são fáceis de situar
no contexto de uma progressiva
degradação da vida política portuguesa, marcada pela incompetência
e a mediocridade, os compadrios e
o nepotismo: um promíscuo matrimónio de interesses entre PSD e
CDS-PP, que levou ultimamente a
não poucas tensões e que teve
como corolário a demissão bombástica do ministro Henrique Chaves.
As falhas gritantes na Educação, que
levaram à rocambolesca avaria do
sistema de colocação de professores. Na Saúde, é o que se sabe, com
a galopante gestão privada do
serviço público hospitalar, enquadrado em sociedades anónimas. Na
Comunicação Social, mais particularmente televisiva, interferências
promíscuas do Governo e de
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